Notre Manifeste

Extraits du manifeste du mouvement « Essence du temps »Ce texte présente une compilation très condensée réalisée à partir du manifeste du mouvement « Essence du temps », adopté le 14 août 2011 et intitulé Après le capitalisme. Il est destiné à un lecteur francophone souhaitant prendre connaissance des fondements théoriques et idéologiques de ce mouvement dirigé par Sergueï Kurginyan. La version complète du Manifeste est disponible en russe et en anglais sur les liens suivants:

Manifeste RU : http://eot.su/sites/default/files/manifest_eot.pdf
Manifeste EN : http://eot.su/sites/default/files/manifest_eot_eng.pdf

La rhétorique déployée après le démantèlement de l’URSS clamait que cette chute avait été non pas une catastrophe mais une libération de la Russie des chaînes horribles du soviétisme et que c’était le retour de la Russie au sein de la civilisation mondiale, c’est-à-dire au sein du capitalisme. Le prix payé pour ce retour est immense. Au nom de la réintégration dans le capitalisme on a renoncé à un Etat puissant bâti avec des efforts titanesques et des sacrifices énormes, on a renoncé au mode de vie soviétique ainsi qu’à une voie historique souveraine.

Le système qui a été mis en place en Russie dans les années 90, représente une version monstrueuse et criminelle du capitalisme, qui n’a rien crée mais qui a tout détruit : l’éducation, la santé, l’industrie, l’agriculture, la défense et la sécurité, l’ordre public et la démographie. L’expérience de deux dernières décennies a montré que le capitalisme est très difficilement compatible avec la Russie en tant qu’entité historico-culturelle. Mais cette incompatibilité est également visible à travers toute l’histoire des relations entre la Russie et le capitalisme.

La bourgeoisie de l’Empire Russe qui s’est développée pendant des siècles a donné à son pays un nombre d’éminentes personnalités. Mais au moment décisif, après la révolution bougeoise de février 1917, cette bourgeoisie a fait preuve d’une médiocrité et d’un manque de volonté ahurissants. Son comportement a été totalement différent du comportement des bourgeoisies française et anglaise, et même de celles d’Allemagne et d’Italie. L’effondrement de la bourgeoisie russe s’est soldé par l’effondrement du pays entier. Les bolcheviques l’ont sauvé de l’anéantissement définitif en surmontant des difficultés colossales et en appliquant une politique radicalement antibourgeoise.

Quel est donc le secret de l’incompatibilité entre la Russie et le capitalisme ? Nos adversaires du camp des libéraux radicaux ont déjà donné leur réponse. Selon eux, même si la matrice culturelle russe se marie difficilement avec le capitalisme, il n’existe pas d’alternative à ce dernier. Il faut choisir entre le capitalisme et la mort. Ainsi, au nom de la vie, donc au nom de la construction du capitalisme, il faut forcer l’esprit russe à une mutation et transformer radicalement la matrice culturelle russe. D’après de nombreux libéraux, il faut faire appel à des méthodes encore plus radicales qu’avant pour inciter la Russie au capitalisme : dé-soviétisation à la manière de la dénazification, gouvernance extérieure, voire, si nécessaire, partition. Ce renoncement à soi et à son propre passé historique est accompagné d’une nouvelle image de l’avenir heureux qui est plus matérialiste que jamais et profondément anti-spirituelle.

Mais nous rejetons une pareille solution ; d’autant plus que l’idée de l’absence d’alternative au développement capitaliste ainsi que l’idée de la nature positive de ce développement ont connu un échec total dans la réalité du monde actuel.

Nous devons étudier beaucoup plus profondément les causes de l’incompatibilité entre le capitalisme et la Russie. Et nous devons également développer une méthode qui permettra de comprendre les vrais mécanismes et enjeux du monde d’aujourd’hui. Y a-t-il à notre époque d’autres options viables que celle du capitalisme ? Et si oui, lesquelles ?

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[Occident]

L’effondrement total des illusions d’un « bon » capitalisme, voilà une nouveauté essentielle de notre époque. Or c’est sur ces illusions que reposait le projet de la construction accélérée du capitalisme en Russie, ainsi que le démantèlement de l’URSS, du système communiste international et de l’équilibre politique et idéologique du monde.

L’appareil conceptuel créé par Marx pour analyser la société de l’époque, n’a pas perdu sa validité, mais il n’est plus entièrement suffisant pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Pour analyser le capitalisme actuel il faut s’appuyer également sur d’autres sources. Nous accordons une grande importance aux travaux de penseurs comme Max Weber et Erich Fromm, entre autres. Notamment, il est essentiel d’opérer une synthèse entre Marx et Weber.

Selon Weber, l’homme construit la société en tant que système de régulateurs. L’Histoire est le changement de types de régulateurs, donc, de types de société. L’analyse marxiste de la base matérielle doit être complétée par l’analyse de ces régulateurs. Il faut également prendre en compte l’Homme en tant qu’élément autonome, non moins important que l’infrastructure matérielle et l’environnement social. Car en développant la base matérielle et la société, l’homme se développe lui-même; et ce développement est conditionné aussi bien par les lois de l’infrastructure et de l’organisation sociale que par des facteurs à caractère culturel et anthropologique.

La bourgeoisie en tant que classe s’est formée au sein de la société féodale. Bien avant la victoire du capitalisme, il s’est instauré un compromis historique inévitable entre les féodaux et les bourgeois. Les succès de la science et de la technologie, avec la croissance de la production qui en résultait, faisaient pencher progressivement la balance vers la bourgeoisie. Ce processus s’est soldé par les grandes révolutions bourgeoises. Mais celles-ci, avec toute leur violence et tout leur radicalisme, n’ont fait qu’imposer au niveau politique ce qui était déjà devenu réalité de la vie.

Sur leur chemin de l’ascension sociale les familles bourgeoises pratiquaient la modestie, la diligence et le respect des lois. Il est vrai que de nombreuses fortunes bourgeoises se sont constituées sur la base du commerce d’esclaves, de la piraterie et du pillage monstrueux des colonies. Mais le soubassement de l’édifice majestueux du capitalisme n’était néanmoins pas criminel.
Un des traits essentiels de la classe bourgeoise normale était sa capacité d’assumer le rôle de leader politique et social, d’être une locomotive de l’Histoire. En proclamant la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », la bourgeoisie a crée une société qui était certes loin de cet idéal. Mais cette classe n’était pas non plus historiquement stérile. Elle a su proposer une nouvelle vision de la destinée humaine, de nouvelles valeurs et de nouveaux idéaux. Cette société bourgeoise ascendante et historiquement consistante a crée une grande littérature, musique et peinture. Elle a ainsi réussi à conférer une nouvelle qualité aux aspirations humanistes.

La bourgeoisie d’alors avait un projet de développement que l’on peut appeler « projet de Modernité ». En même temps, elle s’attribuait le rôle du sujet, d’une classe, capable de réaliser ce projet. C’est précisément le projet de Modernité qui assure la légitimité de la bourgeoisie en tant que maître d’œuvre du projet en question. C’est précisément sur le territoire de la Modernité, qui est le territoire de sa légitimité, que la bourgeoisie arrive en partie à maîtriser l’esprit d’escroc qui lui est propre. Tant que la bourgeoisie reste sur le territoire de la Modernité, il ne se produit pas de mutation historique et existentielle de cette classe et elle ne perd pas le lien avec ses idéaux et ses objectifs. Aujourd’hui nous constatons que la bourgeoisie, avec tout le capitalisme mondial, quitte le territoire de sa légitimité. La classe dirigeante se débarrasse des brides de la morale, elle jette par-dessus bord les objectifs et les normes, les valeurs et les idéaux universels. Cette dérive est absolument périlleuse aussi bien pour la bourgeoisie que pour l’Humanité toute entière. La première tentative en a déjà été faite en Allemagne de 1933. Il s’agit du plus redoutable de tous les défis jamais lancés à la civilisation humaine.

Pour considérer la question de la destinée du capitalisme à travers le prisme de la perte ou du maintien de la légitimité, il faut sortir du cadre du marxisme classique. Le sort du capital est entièrement déterminé par le sort du projet de Modernité. En parlant de la Modernité, Weber et ses adeptes lui opposaient la Pré-modernité qu’ils appelaient « société traditionnelle » (ou agraire). La modernisation est un passage de la société traditionnelle à la société moderne (ou industrielle). Marx aurait dit qu’il s’agit là du passage du féodalisme vers le capitalisme. Mais dans un certain sens, la société traditionnelle est un concept plus large que celui de féodalisme. La société traditionnelle implique des régulateurs particuliers qui sont non moins importants que le mode dominant de production. C’est la tradition qui est le régulateur principal de la société pré-moderne. La tradition, qui est l’âme même de la société traditionnelle, génère le communautarisme, le collectivisme. Du même coup, la destruction du communautarisme entraîne le démantèlement de la société traditionnelle.

Le capitalisme a créé de nouveaux régulateurs.
Le capitalisme a aboli le principe d’ordres sociaux.
Le capitalisme a atomisé la société traditionnelle en injectant une immense quantité de population rurale dans la vie urbaine industrielle.
Le capitalisme a formé une nouveau type de communauté, la nation. Désormais, ce n’était plus la religion mais la langue, la citoyenneté, la culture, l’éthique qui déterminaient l’appartenance d’une personne à cette communauté.
Le capitalisme a crée le nouveau monde industriel.
Le capitalisme a octroyé de nouveaux droits à une énorme masse de population auparavant totalement privée de droits.
Le capitalisme, et c’est probablement le plus important, a érigé la loi en l’hyper-régulateur de cette société fondamentalement nouvelle. Désormais, ce n’était plus la tradition qui régulait tout, mais une loi consignée par écrit et appliquée rigoureusement, à l’aide des institutions juridiques correspondantes.
Le capitalisme a édifié un nouveau système politique qu’il a appelé démocratique.
Le capitalisme a mis en œuvre le projet « Modernité », grâce à quoi il s’est légitimé non seulement en tant que classe dominante mais également en tant que leader historique.

En plus des éléments énumérés ci-dessus, le projet de Modernité possède également sa propre métaphysique, aussi bien religieuse que laïque, qui est fondée sur le progrès et l’humanisme en tant que valeurs suprêmes. La composante métaphysique du projet de Modernité n’existe que dans la mesure où les idées de progrès et d’humanisme gardent leur qualité de super-valeurs.
On peut montrer sans difficulté qu’aujourd’hui toutes lesdites composantes se trouvent à l’état d’épuisement. Mais ce qui saute aux yeux avant tout, c’est la gravité de l’épuisement métaphysique et axiologique.

L’absolutisation de terme « démocratie » devient le symptôme le plus grossier et le plus évident de cet épuisement. Aujourd’hui, la pratique occidentale donne la priorité absolue à la démocratie de forme sur quelque autre chose. Pourtant, encore récemment, la Modernité n’était manifestement pas un synonyme de la démocratie. Le sens positif que les politiciens et les philosophes politiques occidentaux mettaient dans le concept de « modernisation autoritaire » en est un témoignage éloquent. Actuellement, les Etats-Unis et l’ensemble de l’Occident voient dans la modernisation autoritaire leur ennemi principal, une sorte d’« axe de mal ». Est-il possible de changer de cap aussi brutalement sans rompre avec la métaphysique de la Modernité, en d’autres termes avec le progrès et l’humanité ? Evidemment, non.

Les Etats-Unis, et l’Occident en général, fournissent un soutien aux Frères musulmans, aux talibans et aux autres mouvements soudain devenus « démocratiques ». La démocratie devient sous nos yeux une forme qui est non seulement indifférente à son contenu, mais qui lui est agressivement opposée. Cela fait définitivement une croix sur le progrès et l’humanité en tant que super-valeurs de la Modernité, ainsi que sur le projet dans son ensemble.

L’épuisement des valeurs métaphysiques se révèle également dans la problématique écologique telle qu’elle a été mise à l’ordre du jour par le Club de Rome. L’arrêt de la croissance qu’elle implique signifie l’arrêt du développement, au moins en ce qui concerne les pays qui ne font pas partie de « l’Occident ». Or, le projet de Modernité repose sur la volonté du développement nommé progrès, auquel tout pays a le droit par définition.

Aux raisons fondamentales immatérielles appartient également l’épuisement du principe métaphysique de consolation propre à la Modernité. La principale version de la consolation qu’a connue l’Humanité est la religion. A partir du moment où cette version cesse d’être efficace il en faut une autre. La Modernité a déclaré en effet qu’elle était capable d’entretenir la santé psychique et sociale du monde dans lequel il n’y a plus de consolation. Mais déjà vers le début du XXe siècle le pathos moderniste (progressiste, humaniste) de l’absence de consolation s’est essoufflé.

L’épuisement anthropologique s’exprime par l’apparition d’un fossé énorme entre les qualités de l’infrastructure artificielle crée par la Modernité et les qualités de l’homme qui habite dans cet environnement. Alors que l’homme n’évolue quasiment pas (voire, il régresse), l’infrastructure évolue de plus en plus vite. Le danger de la destruction par l’homme sous-développé aussi bien de cet environnement que de l’homme même devient réel. Il n’existe que deux possibilités d’empêcher cela : soit l’accélération du développement humain, soit l’arrêt du développement technique et scientifique. Mais la Modernité ne prévoit aucun des deux et se retrouve ainsi dans une impasse.

Sur le plan social la Modernité repose sur le principe de l’atomisation de la société traditionnelle. En divisant cette société collectiviste en individus isolés, la Modernité acquiert une haute dynamique sociale. Mais dans l’Occident d’aujourd’hui, les ressources de la société traditionnelle sont réduites à zéro. En Russie la situation est semblable. Donc, les pays où les ressources sont encore suffisamment importantes pour pouvoir alimenter le projet de Modernité se retrouvent avantagés. Un avantage social entraîne ainsi des avantages politico-économiques. A cela s’ajoute le déséquilibre général du développement capitaliste, où les vieux pays capitalistes se développent de plus en plus lentement alors que les jeunes commencent à les rattraper. Les vieux essayent alors de conserver leurs positions au moyen de la guerre.

Le projet de Modernité utilise le Droit et ses institutions comme son hyper-régulateur. Ce qui se passe aujourd’hui avec le droit international ne peut être interprété que comme symptôme de l’épuisement institutionnel de la Modernité. Ensuite, cet épuisement se répercute sur la crise de l’Etat et de sa souveraineté.

En raison de l’épuisement du projet de Modernité, la question cruciale est aujourd’hui de savoir ce qui se trouve au-delà de la Modernité. Dans le monde d’aujourd’hui se dessinent deux vecteurs qui supplantent le projet de Modernité. Appelons-les projets de « Contre-modernité » et de « Post-modernité ».

Le modèle de « Choc des civilisations » adopté par les néo-conservateurs américains en 2001 en tant qu’alternative de la « Fin de l’Histoire » a échoué. A sa place est arrivé le modèle de l’alliance stratégique entre l’islamisme et l’Occident. Ce modèle est déjà matérialisé dans les alliances concrètes de l’Occident avec les Frères musulmans et les talibans. L’islamisme que les néo-conservateurs américains avaient désigné comme l’ennemi principal, devient quasiment le meilleur ami des Etats-Unis. Nous soulignons que l’islamisme diffère de l’Islam qui est une grande religion universelle digne du plus grand respect.

On constate le rejet conscient du projet de Modernité par les élites des pays musulmans. Les partisans d’un tel rejet n’ont pas de scrupules à utiliser les technologies politiques modernes, voire post-modernes. La Contre-Modernité est l’association de ce genre de technologies avec le refus de la Modernité et avec l’aspiration au retour à l’état de Pré-modernité.

Parallèlement, l’Occident élabore, à son propre usage, un autre projet, celui de Post-modernité. C’est-à-dire qu’il s’adapte à une vie sur les débris de la Modernité effondrée. Cette « vie après la vie » est fondée sur un profond mépris des super-valeurs de la Modernité, qui sont le progrès et l’humanisme. Le Post-modernisme déteste l’Histoire et le développement. On peut dire qu’il s’oriente vers une décomposition contrôlée. La culture post-moderne est imprégnée d’un esprit morbide.

Dans une nouvelle architecture du monde, sans doute transitoire, la Post-modernité veut devenir un noyau architectural, quelque chose comme une cité planétaire ; tandis que la Contre-modernité prétend au rôle de la campagne planétaire. La répartition des rôles et des sphères d’influence n’est pas définitive. Mais le principe même de cette répartition peut résoudre d’importants problèmes qui ne peuvent absolument pas être résolus dans le cadre de la Modernité. Par exemple, on peut rejeter le développement global, auquel s’opposent aussi bien la Post-modernité que la Contre-modernité. Si au sein de la Post-modernité il reste quelque chose du développement, ce quelque chose sera entièrement subordonné à la tâche du contrôle de la périphérie contre-moderniste.

L’Occident est prêt à mettre en œuvre tous les moyens pour empêcher le triomphe de l’Asie. L’Occident comprend qu’il est très difficile d’anéantir l’Asie sans se détruire soi-même. Pour cette raison, afin d’éviter le triomphe de l’Asie, il mise sur une méthode complexe qui implique un changement de la configuration politique globale du monde. A la base de la nouvelle configuration se retrouve l’alliance entre la Contre-modernité et la Post-modernité. L’essence de la Contre-modernité n’est autre que le nouveau Moyen Âge, qui n’est pas un simple retour à la Pré-modernité mais un retour qui retire du Moyen Âge tout son potentiel de développement et d’humanité. Un pareil objectif ne peut être atteint qu’en incitant certaines communautés à la régression. Cette régression ne doit pas nécessairement être islamiste. Mais c’est précisément l’islamisme qui a une influence sur d’énormes masses de populations et en même temps un caractère assez férocement régressif. D’où le rôle qui lui a été dévolu d’une sorte de locomotive de régression et d’archaïsation.

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[Russie]

Dans la société soviétique, à la différence de la société féodale, il n’y avait pas de conditions d’émergence de la bourgeoisie en tant que nouvelle classe loyale, forte de ses normes, idéaux, valeurs, principes et enfin, de son Projet. La bourgeoisie russe, constituée dans les années 1990 s’est avérée foncièrement criminelle. Elle n’a même pas essayé de se créer un nouveau type de légitimité. Et sa nature criminelle a pénétré tout l’Etat russe. Or, un pareil Etat ne peut être stable par définition.
Le marché mondial est fantastiquement sur-régulé. La Russie n’est pas une superpuissance comme l’URSS. Elle ne peut imposer des règles. Elle est réduite à les suivre. Or, les règles en place, qui vont devenir de plus en plus drastiques, assignent à la Russie manifestement un rôle d’annexe à matières premières.

Mais nous croyons que la Russie a un potentiel pour un meilleur avenir. En outre, dans les conditions actuelles, ce potentiel peut devenir salvateur pour toute l’Humanité. Ce qui permet de l’affirmer, c’est l’histoire de la Russie et de sa relation avec le projet de Modernité.

Les bolcheviques n’auraient jamais pu prendre le pouvoir en 1917, et encore moins le conserver, s’il n’existait en Russie une sorte de bolchevisme de terrain, bolchevisme populaire. Le bolchevisme des intellectuels, à première vue très occidentaliste, s’est retrouvé en consonance avec les aspirations profondes et intimes du peuple, aspirations absolues essentiellement chiliastiques.

La Russie historique est incompatible avec le projet de Modernité. Il faut le reconnaître malgré les réticences de beaucoup de sincères patriotes russes. Mais après l’avoir reconnu, il faut faire le pas suivant et répondre à la question pourquoi la Russie résiste pendant des siècles à la Modernisation. C’est qu’à la différence des grands pays de l’Asie qui ont fini par adopter la voie proposée par la Modernité, la Russie possède son propre paradigme de développement qui est qualitativement différent du projet de Modernité. Et c’est ce paradigme qui nous permet d’avancer que la Russie est capable de s’opposer au scénario destructif considéré plus haut.

Nous ne voulons pas simplement dire que la Russie a sa voie spécifique. La Russie, même dans l’état déplorable dans lequel elle se trouve actuellement, est en effet une détentrice exclusive d’un certain actif immatériel qui est un paradigme de développement alternatif à la Modernité. Le modèle qui lui est organique n’est ni le refus de développement, ni le copiage du développement, mais un développement fondamentalement différent. La Russie est non moins indissociable d’avec son paradigme de développement que l’Occident d’avec le sien. La Modernité étant en train d’agoniser, le savoir-faire de la Russie en ce qui concerne le développement acquiert une valeur inestimable pour qui tient à l’Humanité.

Au sein de la Post-modernité il n’y a pas de place pour la Russie. C’est un projet qui lui est étranger et qui par sa monstruosité ne peut rivaliser qu’avec la Contre-modernité.

Où est donc la solution ? Elle est dans la prise de conscience par la Russie qu’elle est l’unique porteur du paradigme de développement qualitativement différent de celui qu’avait proposé la Modernité. En rejetant l’adoration et le copiage de l’Occident, en rejetant également les tendances régressives ainsi que toutes les conceptions éclectiques, nous pensons la Russie comme une sorte d’Occident alternatif. Cette vision est fondée sur la division au sein même de l’Europe, qui existe depuis des millénaires et qui s’est matérialisée dans l’opposition entre les Achéens et Troie, entre Rome et la Grèce, ensuite entre Rome et Byzance. Byzance a légué à Moscou son don d’altérité. En l’ayant reçu, la Russie s’est définitivement constituée en tant que deuxième Occident, en tant qu’alternative au premier qui a lié son destin au legs romain.

Le projet de Modernité atomise la société traditionnelle et ce n’est que grâce à cela qu’il peut utiliser efficacement les institutions de régulation qu’il a crées, en premier lieu les institutions politiques et celles du droit. Quant à la Russie, depuis Pierre le Grand elle ne peut plus utiliser les régulateurs propres à la Pré-modernité, car Pierre a trop radicalement rompu avec la tradition. En même temps, la Russie ne reconnaît pas le Droit en tant qu’hyper-régulateur, et donc elle ne passe pas sur le territoire de la Modernité. Cependant, la Russie se développe rapidement.

Quel est donc l’hyper-régulateur permettant à la Russie de former une société non-moderniste capable de se développer à grande vitesse ? L’analyse montre que ce régulateur est la Culture qui y joue un rôle bien différent comparativement aux pays d’Occident. Dans les sociétés occidentales, le théâtre, par exemple, de manière générale n’est pas perçu comme une tribune, une chaire. Les écrivains, même les plus grands, ne sont pas perçus comme prophètes et mentors moraux, voire, dans une certaine mesure, religieux. Pourtant, c’est précisément cette attitude qu’a développée la Russie envers Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski.
La Russie conservait le collectivisme tout en assurant le développement, tandis que le projet de Modernité prenait appui sur la destruction du collectivisme.

Dans la période soviétique la Russie crée un collectivisme industriel et même post-industriel unique dans son genre. La Russie n’accepte pas non plus la conception laïque de l’absence de consolation, propre à la Modernité. Elle cherche constamment une solution laïque ou quasi-laïque de consolation, c’est-à-dire une voie non-religieuse d’accès à l’immortalité. La « Cause commune » de Fedorov, la philosophie du cosmisme, le bogostroïtelstvo (Construction de Dieu) des bolcheviques, en sont les témoignages.

La Russie a adopté le bolchevisme d’une part comme une doctrine marxiste occidentale, mais d’autre part comme quelque chose de profondément enraciné dans la mentalité populaire. En adoptant une doctrine occidentale, la Russie n’a pourtant pas adopté le capitalisme avec la Modernité en tant que moyen de sa légitimation. Elle l’a adopté comme une certaine alternative, restant fidèle au principe fondamental de l’alternative de l’Occident. Il existe en Russie une union organique du bolchevisme occidental et de celui du terrain populaire, sans laquelle les bolcheviques n’auraient même pas réussi à gagner la Guerre civile, sans parler de la construction d’un nouvel Etat super-puissant
En 1917, le parti des bolcheviques a non seulement présenté au peuple un grand Projet mais il s’est également proposé en tant que sujet capable de le matérialiser.

Notre tâche est de proposer à la Russie un grand projet semblable, qui hériterait de tout son passé et serait en même temps tendu vers l’avenir. Notre tâche est également de créer un sujet qui serait capable de réaliser ce nouveau projet.

Le capitalisme a totalement perdu sa légitimité. Il va soit se transformer rapidement en fascisme, soit quitter docilement la scène historique. Le plus probablement, il ne la quittera pas docilement. Il est en train de monter de nouveaux projets globaux déjà hors territoire de sa légitimité et hors même du capitalisme à proprement parler.

La Russie doit réussir à accéder à une nouvelle vie au-delà du capitalisme. C’est la seule chance de survie pour la Russie ainsi que pour toute l’Humanité. Le Premier projet c’est la Modernité agonisante ; le Deuxième et le Troisième projets sont la Post-modernité et la Contre-modernité. Si la Russie ne peut et ne doit trouver sa place dans tout cela, elle a besoin donc d’un Quatrième projet. Celui-ci est basé sur le paradigme alternatif du développement que la Russie a porté à travers des siècles et qui, dans les conditions de l’agonie de la Modernité, est le seul à pouvoir sauver l’idée du développement, et par là même l’Homme et l’Humanité.

Le communisme, raillé et calomnié, n’est pas une bêtise fortuite, importée par des étrangers sur le sol russe. Il est profondément en accord avec le destin russe et répond à son paradigme spécifique de développement.

La Russie a renoncé au communisme et a prêté serment au capitalisme à un très mauvais moment. Mais peut-être, même dans les erreurs les plus terribles il y un sens historique qui parfois ne nous est pas entièrement accessible. Pourquoi cela s’est-il produit ? Ne serait-il pas pour que la Russie, après avoir bu une coupe amère et après s’être retrouvée au bord d’un précipice, prenne conscience de la gravité de ce à quoi elle a renoncé ; et pour qu’elle puisse trouver les forces nécessaires… non pas pour un retour direct à son passé, mais pour repenser profondement ce passé.

Nous et le Monde n’avons maintenant pas besoin d’un remake sur le thème Rouge. Nous avons besoin du Quatrième projet qui incorporera le meilleur du passé soviétique piétiné.

En absorbant la meilleure partie du communisme que la Russie a historiquement vécu, le Quatrième projet ressuscitera tout ce que le communisme historique n’a pas su mener à bien, a rejeté ou n’a pas su comprendre.

Le communisme historique a rejeté la métaphysique, le principe suprême et laïque de consolation. Nous rétablirons ce principe dans ses droits.
Le communisme historique a rejeté la nécessité de lutter pour un nouvel Homme et un nouvel Humanisme. Nous remettrons cela à l’ordre du jour au sein du nouveau projet et de la nouvelle vie.
Le communisme historique a commis une erreur ontologique et à la fois psychologique. Il n’a pas réussi à opposer valablement le principe de plénitude de vie (que Erich Fromm aurait appelé « être ») à celui d’aliénation (selon Fromm « avoir »). Nous corrigerons cette erreur.
Le communisme historique a totalement failli à relier le principe d’exploitation au sens matérialiste avec le principe général d’aliénation qui concerne l’univers spirituel aussi bien que le domaine matériel. Nous échafauderons ce lien.
Après avoir résolu les tâches du développement industriel, le communisme historique s’est arrêté devant une barrière au-delà de laquelle la science devient une force productive à part entière, avec toute les conséquences politiques et économiques qui en découlent. Nous surmonterons cette barrière.

Nous constatons qu’au XXIe siècle, depuis que la science est devenue une force productive à part entière, l’intelligentsia comme couche sociale a cédé sa place au cognitariat, classe qui dispose de tous les droits résultant du nouveau statut de la science.

Nous comprenons que cette classe a été anéantie en Russie au cours de vingt dernières années. Elle est devenue la plus persécutée et la plus exploitée de toutes. Nous réunirons ses éclats, nous achèverons le travail de sa reconstruction et nous nous appuierons sur cette classe.

Le Quatrième projet est non seulement une nécessité historique. Il est également un moyen de légitimation du pouvoir. Le projet de Modernité a légitimé le pouvoir du capital. Le Quatrième projet légitimera le pouvoir du cognitariat de Russie.

Nous sommes conscients de la monstrueuse difficulté de la tâche que nous nous sommes donnée. Nous réalisons pleinement à quel point est difficile le chemin qui mène à son accomplissement. Mais il n’existe aucun autre moyen de sauver la Russie. Et la mort de la Russie se soldera également par la mort de l’Humanité. Nous avons une chance de réussir et nous devons l’utiliser le mieux possible. C’est notre devoir devant les vivants et les morts.