Le chanteur Victor Voropaev et le Mémorial de Saur Moghila

Extrait de l’article d’Emmanuel Schreiber « Impressions du Donbass assiégé » paru dans Les Temps Modernes N°683 (avril-juin 2015, p.257-274).

Victor Voropaev est un jeune chanteur-auteur-compositeur, il habite à Donetsk et gagne sa vie comme chauffeur de taxi. C’est lui qui me conduit, au retour, à Taganrog, ville de naissance de Tchékhov, sur la mer d’Azov, en Russie. Je lui demande de prendre non pas la route la plus courte, par le poste frontière de Novoazovsk, mais la route que j’avais prise à l’aller, afin de visiter le mémorial détruit de Saur Moghila. Nous prenons donc la route de Donetsk au poste frontière de Marinovka, repassant par Chakhtiorsk et Torez. Sur la route, je lui demande de chanter, ce qu’il fait sans se faire prier, bien que sans accompagnement instrumental. Sa voix est belle et prenante, ses textes sont poétiques et bien rythmés. Il publie des poèmes sur le site stihi.ru. Il me raconte son histoire, comment il est venu au chant et à la poésie. Un jour, il y a quelques années, bien avant la guerre, il roulait à Donetsk et est passé à côté d’une maison en feu. Il s’approche et voit une petite fille à la fenêtre, tenant une poupée dans les bras et lui criant: « Diadienka, s’il vous plaît, sauvez ma poupée » [Diadienka, diminutif de « Diadia », « petit oncle », est le mot par lequel les enfants s’adressent à une grande personne]

Victor s’est précipité, a trouvé une échelle et a sauvé non seulement la poupée, mais aussi la petite fille. Les pompiers sont arrivés un peu plus tard. Depuis ce jour-là, il est comme transformé, a eu l’impression de naître une nouvelle fois, en faisant revivre cette enfant, et il a commencé à écrire, tout d’abord sur cette petite fille, puis sur l’amour, sur Donetsk, et maintenant sur la guerre.

Par une magnifique journée d’hiver, ensoleillée, nous traversons le bassin minier puis la steppe, les abords de Saur Moghila, et tout en conduisant, il chante ses chansons d’amour et de guerre, il chante une chanson en l’honneur de Vladimir Vyssotski, le grand poète, chanteur et dissident russe, bien connu en France aussi. Juste avant Saur Moghila, nous traversons un premier village détruit, Petrovskoïe, il est clair que le champ de bataille passait par là, lorsque les combattants du Donbass ont repris la hauteur de Saur Moghila aux Ukrainiens. Pendant qu’il chante, je filme avec ma caméra les paysages, de sorte que, sans l’avoir prévu au départ, de manière tout à fait improvisée, nous réalisons à deux un clip sur le Donbass. Nous nous arrêtons à Saur Moghila et je monte seul jusqu’en haut du mémorial. Le mémorial était constitué de plusieurs monuments, en terrasses, séparés par des marches qui montent jusqu’au sommet. Un monument aux fantassins, un aux tankistes, un aux aviateurs de l’Armée rouge qui ont combattu ici et repoussé la Wehrmacht. Des centaines ou des milliers de soldats sont tombés à Saur Moghila en 1943, c’est par là qu’a commencé la reconquête de l’Ukraine par l’Armée rouge. Les troupes de la Garde nationale ukrainienne se sont acharnées contre ce monument lorsqu’elles ont pris la hauteur en juillet-août 2014, tirant au canon sur le monument, le détruisant pierre par pierre, décapitant les têtes des sculptures, leur coupant les mains, exprimant leur haine contre tout ce qui rappelle l’URSS et contre le Donbass. Les 13 et 14 août 2014, aux termes de très durs combats, la résistance du Donbass a repris position sur la hauteur et a contraint la Garde nationale à se retirer. Aujourd’hui le drapeau de la DNR flotte sur la ruine du monument le plus élevé, et des tombes de combattants sont creusées, en bas et en haut du mémorial. Des touristes viennent voir, visiter, se recueillir. Du point le plus élevé, on a une vue panoramique sur tout le Donbass, sur la steppe qui s’étend à perte de vue, interrompue au loin par des terrils, vers le nord, et au sud par la mer d’Azov dont on devine plus qu’on ne voit la ligne bleutée, régulière et apaisante, qui se confond avec le ciel.

Je redescends et reprend le taxi de Voropaev. Il nous reste à traverser le village de Stepanovka, celui où je m’étais arrêté brièvement à l’aller, avant de franchir la frontière. A l’entrée de Stepanovka, village martyr entièrement détruit par les combats, je lui demande de chanter. Il chante alors son « Requiem de la guerre », qui semble avoir été composé spécialement pour le paysage qui défile sous nos yeux. Je filme les maisons détruites, à gauche comme à droite de la chaussée, et nous nous arrêtons devant le monument aux morts avec un soldat à moitié détruit, terminant sur cette image un nouveau clip réalisé avec les moyens du bord dans un des lieux les plus reculés du Donbass.

 

Requiem de la guerre[1].

Entendez-vous cette musique martiale,

Explosion des bombes, grincement de métal ?

Dans cet orchestre les canons forment les basses

Au devant un solo de mitrailleuse passe

Et les éclats d’obus résonnent en violons

Tandis que tambourinent les balles de plomb

Et qu’à l’unisson battent les cœurs des soldats

Réveillant tout le monde aux cris de leurs « hourrah ! »

 

Ce requiem de guerre, qu’il est assourdissant !

Il tranche dans le vif et crève les tympans,

Et le sang dégouline à flot sur le visage,

Rompt les cordes des nerfs, suscitant un mirage :

En cercle tourne une cohorte d’anges blancs

Au-dessus des fleurs rouges parsemant les champs

Où les soldats, paisiblement, semblent dormir,

Et l’on croit voir des coquelicots les recouvrir.

 

Entendez-vous cette musique martiale,

Quand résonnent les orgues qui tirent des salves

Et qu’explosent des mines, chantant à tue-tête

Enlevant aux forêts leurs scalps de feuilles vertes

Tandis que des oiseaux s’envolent, effrayés

Criant d’angoisse, avertissant le monde entier

Et que les balles sifflent aux soldats dans les tempes

Et même les enfants ont tête grisonnante ?

 

Ce requiem de guerre, qu’il est assourdissant !

Il tranche dans le vif et crève les tympans,

Et le sang dégouline à flot sur le visage,

Rompt les cordes des nerfs, suscitant un mirage :

En cercle tourne une cohorte d’anges blancs

Au-dessus des fleurs rouges parsemant les champs

Où les soldats, paisiblement, semblent dormir,

Et l’on croit voir des coquelicots les recouvrir.

 

Peu après, nous traversons la frontière sans grande difficulté et entrons en territoire russe. Au coucher du soleil, Voropaev me dépose à Taganrog.

Emmanuel Schreiber

Paris, mars-avril 2015

[1] Texte intégral. Dans Les Temps Modernes figure une version abrégée du poème.

DSC02234. Saur Moghila, région de Donetsk, sommet du mémorial. Marc Adass 2015. DSC02240. Saur Moghila, région de Donetsk, mémorial détruit. Marc Adass 2015

DSC02241. Saur Moghila, 2015. (Im August 2014 zerstörtes Denkmal)DSC02206. Saur Moghila, région de Donetsk. Entrée du mémorial. Marc Adass 2015.

Saur-Moghila-région-de-Donetsk-sommet-du-mémorial

Photos E.Schreiber 2015

 

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